Un avant goût de l’université d’été 2021 (3) LE GHETTO INTERIEUR De Santiago Amigorena...par Nicole Agou

vendredi 24 juillet 2020


LE GHETTO INTERIEUR
De Santiago Amigorena

Avec Santiago Amigorena nous partons à Buenos Aires sur les traces de son grand père, Vicente Rosenberg, qui en 1928 quitte sa Pologne natale pour émigrer en Argentine. Cet exil, en partie volontaire, pas forcément définitf, a des motivations multiples : l’attrait qu’exerce le Nouveau Monde sur de nombreux européens en quête de réusssite ou de refuge politique dans ces pays neufs ; le désir de s’émanciper, de se libérer de l’emprise familiale et en particulier maternelle ; mais aussi et surtout de fuir l’antisémitisme qui sévit en Pologne et qui le freine dans ses projets que ce soit au sein de l’armée où il ne peut espérer plus de promotion que le grade de capitaine qu’à l’université où il a commencé des études de droit. Il est victime d’insultes et d’humiliations qui le blessent profondément et mettent en cause son identité polonaise , A Buenos Aires, il s’intègre facilement, mène une vie simple et heureuse,se marie avec Rosita, fonde une famille. il aura quatre enfants dont la mère de notre auteur. Il gère un magasin de meubles donné par son beau père, lui même originaire de Russie et arrivé en Argentine quelques décennies plus tôt fuyant les pogroms. Il a deux amis intimes, juifs aussi, Ariel un ami d’enfance qui est le seul encore à l’appeler comme en Pologne, Wincenty, et Sami un russe qu’ils ont recontrés sur le bateau qui les a conduit depuis Bordeaux. Ils se rencontrent très régulièrement au café. Vicente n’a plus beaucoup de contacts avec sa famille restée en Pologne. Sa mère, Gustawa Goldwag, maintient le lien avec des lettres auquelles il ne répond quasiment plus- elle s’en plaint d’ailleurs- jusqu’au moment où celles-ci cessent à partir de 1938. Cette vie tranquille, banale que l’auteur décrit en détail, va être boulversée par la guerre qui éclate en Europe et par les incertitudes sur le sort de sa mère dont il reçoit une lettre après trois ans d’interruption. Elle est enfermée dans le Ghetto de Varsovie d’où elle sera, il ne le sait pas encore évidement déportée vers Treblinka. Vincente va basculer dans l’angoisse et dans un traumatisme dont il ne sortira jamais. Il va s’enfermer dans le silence, se mettre en retrait de lui-même et des siens jusqu’à sa mort en 1969. C’est de cet exil interieur, cet enfermement dans un ghetto intérieur en miroir avec le ghetto lointain qui est l’argument de ce roman paru en 2019. Roman dans la mesure où l’auteur recrée l’histoire de son grand père qu’il a peu connu, il n’avait que sept ans à sa mort, et dont il imagine les tourments et les questionnements qui sont en fait les siens, mais il s’appuie sur des éléments bien réels. On n’est plus dans la fiction lorsqu’il décrit Buenos Aires qu’il connait bien pour y être né, lorsqu’il évoque les lettres de son arrière grand mère ou qu’il documente le contexte historique. La construction de livre met sans cesse en parallèle le quotidien prosaIque de Vincente avec l’horreur de ce qui se passe à 12.000 km de là. "Au même moment..., le même jour...", il ya un aller-retour permanent jalonné par les dates clés de la mise en place de la Shoa : 13 octobre 41 rencontre de Rastenberg, 20 janvier 42 conférence de Wansee, 19 juillet 42 opération Reinhard...etc. A mesure que la destruction des juifs monte en puissance passant de la "Question territoriale" à la"Solution dite finale", même si Vicente ne sais pas, ne pouvais pas savoir exactement la réalité il glisse dans l’effroi, la culpabilité,le silence.
Se taire parce que face à l’innomable que dire ? : "Les mots que sont’ils, à quoi servent -ils ? "pourquoi dire ce que je peux pas dire à moi même" ; se taire pour épargner les siens : "Ai je le droit de leur demander de partager ma peine, de boire une partie de ce venin qui est ma douleur pour me soulager ?" Par ce silence il exprime sa culpabilité, culpabilité du survivant, obsédante, paralysante. Il se reproche de ne pas avoir assez insisté pour que sa mère le rejoigne en Argentine ; "il n’était pas là où il aurait dû être, il était lâche, il était celui qui avait fui, celui qui vivait alors que les siens mouraient". Alors, "il a préféré vivre comme un fantôme silencieux et solitaire", "il n’avait plus goût à rien, se lever chaque jour, aller chaque jour à son travail mais enfermé dans son silence." Ravagé de l’intérieur par la haine de soi, il a connu comme beaucoup la tentation du suicide."Réagir de façon adéquate à l’incommensurable était impossible" S. Amigorena à d’ailleurs placé cette citation en exergue de son roman. Vicente a souffert mais a bénéficié de l’amour des siens, de la patience et du soutien de son épouse, de la fidélité de ses amis.
Ce roman est d’une grande richesse par le nombre de thèmes qu’il aborde : la culpabilité des survivants, émotionnelle, psychologique et le silence qu’ils se sont imposés le silence du monde, son indifférence, sa responsabilité : il cite des articles de presse qui ne laissaient planer aucun doute sur le sort des juifs mais qui n’ont eu aucun écho. Un thème occupe une grande place également, celui de l’identité : identité troublée par l’exil. Qui est Vicente ? Est-il Polonais ?, Argentin ?, pourqoi pas Allemand,lui qui était passionné par la littérature allemande pendant sa jeunesse ? Alors que l’identité est une donnée complexe et polymorphe, le nazisme et l’antisémitisme en font une identité unique, exclusive, assignée.
Ce livre à la fois sobre et emphatique est un exemple de plus de symbiose entre l’écriture romanesque , le besoin de transmette une mémoire et l’Histoire. Il donne la parole à ceux qui n’ont pas pu ou pas voulu parler. Il doit beaucoup à son auteur qui a mis beaucoup de lui même dans les interrogations de son grand père. Vicente c’est en grande partie Santiago :" Il y a 25 ans j’ai commencé à écrire un livre pour combattre le silence qui m’etouffe depuis que je suis né" dit-il dans une notice en avant propos pour expliquer la place de ce livre dans son oeuvre, et en quatrième de couverture il confirme :" ce roman raconte l’histoire de ce silence qui est devenu le mien". L’écriture donc comme thérapie, le non dit a laissé des traces transgénérationnelles, et comme devoir de transmission. "J’aime penser que Vicente et Rosita vivent en moi et qu’ils vivront toujours lorsque moi-même je ne vivrai plus, qu’ils vivront dans le souvenir de mes enfants qui ne les ont jamais connu"
Lisez ce livre , car sans lecteur l’écriture est silence. 


Nicole Agou